Un miracle social
Le mouvement des chômeurs, un miracle social*
Ce mouvement des chômeurs est un événement unique, extraordinaire. Contrairement à ce qu’on nous ressasse à longueur de journaux écrits et parlés, cette exception française est quelque chose dont nous pouvons être fiers. Tous les travaux scientifiques ont en effet montré que le chômage détruit ceux qu’il frappe, qu’il anéantit leurs défenses et leurs dispositions subversives. Si cette sorte de fatalité a pu être déjouée, c’est grâce au travail inlassable d’individus et d’associations qui ont encouragé, soutenu, organisé le mouvement. Et je ne puis m’empêcher de trouver extraordinaire que des responsables politiques de gauche et des syndicalistes dénoncent la manipulation (retrouvant le discours patronal des origines contre les syndicats naissants) là où ils devraient reconnaître les vertus du travail militant sans qui, on le sait bien, il n’y aurait jamais rien eu qui ressemble à un mouvement social. Pour ma part, je tiens à dire mon admiration et ma gratitude – d’autant plus totales que leur entreprise m’est apparue souvent comme désespérée – pour tous ceux qui, dans les syndicats et les associations rassemblées au sein des Etats généraux pour le mouvement social, ont rendu possible ce qui constitue bien un miracle social dont on ne finira pas de si tôt de découvrir les vertus et les bienfaits.
La première conquête de ce mouvement est le mouvement lui-même, son existence même : il arrache les chômeurs et, avec eux, tous les travailleurs précaires, dont le nombre s’accroît chaque jour, à l’invisibilité, à l’isolement, au silence, bref à l’inexistence. En réapparaissant au grand jour, les chômeurs ramènent à l’existence et à une certaine fierté tous les hommes et les femmes que, comme eux, le non-emploi renvoie d’ordinaire à l’oubli et à la honte. Mais ils rappellent surtout qu’un des fondements de l’ordre économique et social est le chômage de masse et la menace qu’il fait peser sur tous ceux qui disposent encore d’un travail. Loin d’être enfermés dans un mouvement égoïste, ils disent que, même s’il y a sans doute chômeur et chômeur, les différences entre les RMIstes, les chômeurs en fin de droit ou en allocation spécifique de solidarité ne sont pas radicalement différentes de celles qui séparent les chômeurs de tous les travailleurs précaires. Réalité fondamentale que l’on risque d’oublier et de faire oublier, en mettant l’accent exclusivement sur des revendications « catégorielles » (si l’on peut dire !) des chômeurs, propres à les séparer des travailleurs, et en particulier des plus précaires d’entre eux, qui peuvent se sentir oubliés.
De plus, le chômage et le chômeur hantent le travail et le travailleur. Temporaires vacataires, supplétifs, intermittents, détenteurs de contrats à durée déterminée, intérimaires de l’industrie, du commerce, de l’éducation, du théâtre ou du cinéma, même si d’immenses différences peuvent les séparer des chômeurs et aussi entre eux, vivent dans la peur du chômage et, bien souvent, sous la menace du chantage qu’il permet d’exercer sur eux. La précarité rend possibles de nouvelles stratégies de domination et d’exploitation, fondées sur le chantage au licenciement, qui s’exerce aujourd’hui sur toute la hiérarchie, dans les entreprises privées et même publiques, et qui fait peser sur l’ensemble du monde du travail, et tout spécialement dans les entreprises de production culturelle, une censure écrasante, interdisant la mobilisation et la revendication.
La dégradation généralisée des conditions de travail est rendue possible ou même favorisée par le chômage et c’est parce qu’ils le savent confusément que tant de Français se sentent et se disent solidaires d’une lutte comme celle des chômeurs. C’est pourquoi on peut dire, sans jouer avec les mots, que la mobilisation de ceux dont l’existence constitue sans doute le facteur principale de la démobilisation est le plus extraordinaire encouragement à la mobilisation, à la rupture avec le fatalisme politique.
Le mouvement des chômeurs français constitue aussi un appel à tous les chômeurs et travailleurs précaires de toute l’Europe : une idée subversive nouvelle est apparue, et elle peut devenir un instrument de lutte dont chaque mouvement national peut s’emparer. Les chômeurs rappellent à tous les travailleurs qu’ils ont partie liée avec les chômeurs ; que les chômeurs dont l’existence pèse tant sur eux et sur leurs conditions de travail sont le produit d’une politique; qu’une mobilisation capable de surmonter les frontières qui séparent, au sein de chaque pays, les travailleurs et les non travailleurs et d’autre part celles qui séparent l’ensemble des travailleurs et des non travailleurs d’un même pays des travailleurs et non travailleurs des autres pays pourrait contrecarrer la politique qui fait que les non travailleurs peuvent condamner au silence et à la résignation ceux qui ont le « privilège » incertain d’avoir un travail plus ou moins précaire.
Paris, janvier 1998
Dans : Pierre Bourdieu, « Contre-feux », éd. Liber, Raisons d’agir